Les sports demandent des qualités dont, enfant, je ne disposais pas. Au grand dam — qui se prononce « dan » bazar de crotte, mais pourquoi tant de médiocrité et d’approximation partout ? — de mes parents, qui me répétaient les quelques bribes que l’enseignement académique de la philosophie antique dans le contexte bien connu de la fin des années soixante leur avait laissé, soit dans les grandes lignes « Mens sana in corpore sano », bien qu’en fait cette citation fait plus écho à la dualité de l’être qu’à la nécessité de faire du sport et mener de grandes études pour réussir sa vie, je n’en trouvai aucun qui finît par me seoir. C’est pourtant bien dans ce registre post-aryen de la quête éternelle de l’Übermensch — je force sans doute le trait — que mes parents insistaient pour que je les essaie, tous.
L’expérience du football fut un désastre complet. Les vestiaires du stade communal étaient froids et humides. Et leur odeur à la fin de l’entraînement illustrait l’abondance d’une vie bactériologique débridée. Mettre les lacets de ses chaussures à crampons était un défi conçu par un maniaque tachypsychique : ces lacets étaient beaucoup trop longs. Même en faisant des doubles nœuds, on marchait dessus. Alors il fallait faire plusieurs fois le tour de la chaussure, entre les crampons, pour les enrouler avant de faire un nœud. C’était kafkaïen déjà en soi, rien que ces lacets. Sur le terrain, c’était vraiment du grand n’importe quoi. Dès que tu as le ballon, il y a quatre joueurs qui crient et répètent : « Là ! Ici ! A moi ! Envoie ! », dont un membre de l’équipe adverse qui a bien compris que je ne serais jamais une grande menace pour leur score. Le plus étonnant au football, ce sont les lois et les sanctions. Les lois, si on ne les respecte pas, ce n’est pas très grave. En ce qui me concernait j’étais soucieux avant tout de respecter les règles, toutes les règles. Et je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi j’étais le seul. Je me suis donc fait bousculer, charger, tacler sans que l’arbitre ne sifflât jamais de coup franc. Ce sport, c’était vraiment n’importe quoi.
Je découvrirai avec émerveillement dix ans plus tard le bonheur du rugby où l’engagement physique est réglementairement obligatoire. Je m’y sentirai enfin dans mon élément.
Je pratiquai également le judo quelques années. Il m’en reste deux souvenirs. Celui de me faire écraser par le professeur et son quintal quand je devais servir de cobaye pour les séances pédagogiques, où mes camarades apprenaient que hongesakatame n’avait pas l’air très agréable. Étonnamment, malgré l’hypoxie et les réflexes grimaçants, ces moments d’asphyxie n’était pas douloureux. Et puis il y a aussi l’étrange souvenir de ces positions inconfortables où, sport mixte oblige, mon adversaire lâchait un « Aïe ! Tu m’écrases la poitrine ! ». C’est très troublant, à l’adolescence. Un mélange de désolé, ah mais euh, comment ?, ah oui, hé hé, hou, mais c’est vrai dis donc, je n’y avais jamais vraiment prêté attention, tu es dans quelle classe déjà ?, je peux t’inviter à une boum chez un copain samedi ?
Le tennis, ce fut n’importe quoi. La balle ne partait simplement pas du tout dans la bonne direction. Pour peu que j’aie réussi à la rattraper. Et en plus, il faut aller les chercher très loin quand elles passent au-dessus du grillage. Le supplice.
L’athlétisme fut une humiliation répétée, complète, définitive. Tout le monde courait plus vite, sautait plus haut, lançait plus loin que moi. Y compris la plupart des filles. Pour lesquelles je ne serai plus jamais que ce rogaton non darwinien avec qui toute forme de tentative de reproduction sexuée serait à tout jamais proscrite.
Mon père était accro au jogging. Je tentai quelques fois de lui emboiter le pas. Cette impression d’avoir la trachée artère réduite était des plus désagréables. Et tout ce mucus qui m’envahissait la bouche. Et les points de côté. Yeurk.
La voile sur cours d’eau douce était une activité ennuyeuse mais qui avait étrangement le statut d’activité sportive. Je n’ai jamais eu l’intuition des vents, du réglage des voiles, de leur inclinaison, de l’angle de barre. A vrai dire, je m’en moquais pas mal. J’étais obnubilé par le clapotis, la risée, le rat musqué, l’aspic, le roseau, les mécanismes des écluses, le fonds vaseux, les lentilles, les algues, les poissons morts qui flottaient à l’envers, quand l’océan remontait le fleuve lors des grandes marées, la constitution de mon gilet de sauvetage, la conception de nos sifflets de secours, la spumosité brownienne des remous laissés par le moteur hors-bord de l’embarcation gonflable du moniteur, le temps qui passe, l’heure du goûter qui approche, une barre de céréale et de l’eau aromatisée au sirop grenadine, gardés au chaud dans les vestiaires où des toiles d’araignée couvraient les murs de rondins de bois dont le goudron de protection bavait en d’odorantes coulées tachantes.
Le piano, évasion, plaisir, réconfort, restera la seule discipline dont je ne cesserai la pratique, commencée à l’âge de cinq ans chez une professeure douce, petite, bouclée, fort myope, accompagnée d’un terrier écossais mieux élevé qu’un entier du Cadre Noir, dans sa maison basse des marais au nord du village, mal éclairée, couverte de tapis, de vieux meubles cirés, de coussins bariolés, et de sourires complices.