Pendant les vacances de l’été 2000, j’ai vécu une expérience rare.
J’étais en Espagne avec ma tout juste femme, parti planer en parapente dans les vallées des Pyrénées aragonaises. Après trois années de pratique occasionnelle, une semaine par an près du col du Tourmalet, nos moniteurs nous sentaient prêts pour le grand saut – et ce n’est pas peu dire. Côté espagnol, le sud de la chaîne pyrénéenne présente la particularité de faire face à l’ample plaine de l’Èbre. En fin de journée, la chaleur accumulée par le sol est restituée à l’atmosphère plus frais, entraînant l’apparition de courants d’air chaud ascendants qui lèchent les flans des premiers contreforts de la Sierra de Guara. Les vautours poussés par leur instinct de préservation de l’énergie les utilisent alors pour prendre de la hauteur à moindre effort.
Cela faisait plusieurs jours que nous ne pouvions pas voler : pluie, vent ou visibilité réduite. Nous logions dans un refuge à Ainsa et avions fini d’épuiser toutes les possibles de distraction : randonnées, VTT, etc. Nous avions accumulé beaucoup d’amertume météorologique.
Quand enfin les conditions étaient réunies, nous nous sommes préparés, au bout d’une avancée herbeuse en pente douce. Au bout de cinq enjambées, le rectangle de la voile de mon parapente était gonflé, déployé au-dessus de ma tête. Immédiatement je décollai, aspiré à la verticale par des torrents d’air indomptables. En quelques instants je dépassai les premiers cols, puis les premiers sommets. Les plaines ensoleillées m’apparurent. Puis je volai enfin plus haut que tous les sommets environnants. Angoisse et fascination.
Se pose ensuite la question du retour, toute vie prolongée en altitude n’étant pas envisageable sur le long terme, même si, à la fin, comme dirait Keynes, nous sommes tous morts. Certes. Pour perdre progressivement de l’altitude, les parapentistes utilisent la technique des « oreilles » : en tirant suffisamment sur les suspentes, les caissons de chaque bout de la voile se replient. La surface de portance est diminuée. La descente commence. Longue descente, l’air chaud ne cessant de nous entraîner loin du sol. C’est vraiment dans ces moments que le temps se dilate. Les secondes ralentissent. L’éternité n’est qu’un concept inutile que l’on développe par extension de durées perceptibles. J’étais dans un moment d’extension. Les suspentes ont fini par couper la circulation du sang dans mes mains. La striulation de la pulpe de mes phalanges intermédiaires étirait le présent –je portais des sacs chargés d’acquisitions vestimentaires toute une après-midi de shopping. Le temps devenait plus épais. Mes pensées étaient concentrées comme un jus de viande sur l’essentiel, le but proche, la croix au centre de ma cible : atterrir. Une première étape fut de redescendre sous le niveau de la crête montagneuse. Même si l’effet Venturi y accentuait l’effet des brises thermiques, c’était fait. Plus rapidement, j’arrivai à la hauteur des cimes d’un groupe de peupliers. Sous leur vent. Quand je réalisai qu’enfin j’allais toucher terre, me désincarcérer de mon matériel et, après une descente nauséeuse de virage et de fumées pétrolières à l’arrière d’une camionnette inconfortable, m’allonger sous les amandiers et m’assoupir mais pas vraiment, sous perfusion acoustique de l’incessant crissement des cigales, ma voile ne me portait plus. À deux étages de haut, les turbulences derrière les peupliers avaient dégonflé ma voile, me laissant à la merci de la gravité. Les jambes ballantes depuis trop longtemps, je n’avais sans doute plus l’énergie – et encore moins l’entraînement – pour amortir convenablement l’impact. Le choc sur le cul fut électrique. La douleur fut instantanée et brève et se propagea jusque dans mes orbites oculaires. Pendant un cours instant, je ne pouvais plus respirer. Mon tronc était tétanisé. J’entendais dans ma radio : « Fais signe si tout va bien ». Le groupe était à une centaine de mètres de là, en train de replier les voiles. Non, ça n’allait pas très bien. En ne faisant pas signe, j’appelais à l’aide, et me retournai sur le dos, comme une tortue à l’agonie. Les orteils. Je pouvais les remuer. Rapidement, je suis rassuré. Mais toujours le souffle coupé, et le tronc secoué de tremblements, tous les muscles contractés. « Ça… va… ça… va… » répétai-je en boucle.
La suite fut difficile pour mon admirable femme, qui se retrouva avec un mari allongé dans un pré aragonais, des vacances sur la côte cantabrique à annuler, des compétences hispanophoniques à peine utiles pour enjoindre un groupe d’amis d’aller à la plage et une Peugeot 106 Diesel version 1994 – bien entendu sans climatisation (l’option coûtait un mois de salaire à cette époque) avec quand même un lecteur de cassette audio et un accessoire fabuleux qui imitait la forme d’une cassette et qui pouvait retranscrire le son en sortie d’un lecteur de CD portable en signal lisible par la tête de lecture d’un magnétophone – en plein juillet 2000.
Cela commença par un parcours épique dans les lacets pyrénéens à vive allure, toute sirène dehors. Les ambulanciers aragons n’ont pas à rougir des qualités de pilotage requises pour un rallye automobile de niveau mondial. À l’hôpital de Barbastro, nous fûmes séparés un long moment, le temps que mon dos soit radiographié. Pour éviter tout mouvement de ma colonne vertébrale, plutôt que de me les enlever normalement, les infirmières découpèrent mes vêtements aux ciseaux. Elles donnèrent les lambeaux à ma femme qui, déjà inquiète de niveau 7.3, se décomposa un peu plus. Nous nous retrouvâmes ensuite dans une salle de passage, entre des personnes âgées intubées et des patients qui râlaient de douleur. Le soir venait, la nuit tombait, les médecins ne se prononçaient toujours pas. Ce n’est qu’à la nuit tombée que le premier diagnostic était annoncé : il n’y a rien de grave pour le moment. « Mais il pourra marcher ? » répétait ma femme en boucle. Je crois que l’on pouvait voir ses cheveux tomber. La terreur avait trouvé un visage à dominer. Les infirmières qui ne parlaient pas autre chose que leur belle langue ibérique n’étaient de plus pas aptes à répondre à ces questions. Elles restaient aussi évasives que possible, creusant plus encore les traits de ma femme épuisée.
Le lendemain en fin de matinée, un médecin français d’Europe Assistance arriva, enfin. Un médecin bien détendu, qui en avait vu d’autres. Il nous rassura, nous expliqua tout, nous montra les radiographies. « D12 et L2, là, vous voyez ces fissures ? » Deux vertèbres fracturées, et des disques intervertébraux ratatinés. Des ambulanciers me mirent dans une coque gonflable : je ne pouvais plus bouger, rien. Le rapatriement fut long, éternel. D’abord en ambulance, de Barbastro à l’aéroport de Barcelone, d’où j’écris encore aujourd’hui, quatorze ans plus tard. Puis en avion jusqu’à Orly. Enfin, je crois, je sais plus. Et puis encore en ambulance. On me déposé sur mon lit, à Sceaux, en banlieue parisienne, aux alentours de minuit. Ma femme venait d’arriver elle aussi, près de La Rochelle, en voiture, toute seule, à une période de la saison estivale que Bison Futé ne conseillerait même pas à une horde de caravanes néerlandaises.
Le reste, c’est un mois de corset de contention, dont deux semaines complètement alité décomptés de mes congés payés, avec injection d’anticoagulant dans le gras du ventre tous les jours par ma grand-mère. Ce ne fut pas si terrible. J’ai une très grande propension naturelle à ne rien faire du tout.
Le plus étonnant est que je n’en ai pour le moment aucune séquelle physiologique.