Archives mensuelles : mars 2014

Accélérer l’inflexion du retournement de la tendance

L’entreprise est un bien étrange mot — parmi tant d’autres. C’est un nom qui sonne comme un participe passé. «Oui, c’est bon, ça y est, je l’ai entreprise, vous pouvez y aller, je m’en vais.»

Alors que non. Entreprendre, c’est commencer quelque chose ensemble dans la durée. C’est du présent.

C’est d’ailleurs très présent ces jours ci, avec le retour de l’économie de l’offre, et des réductions de charge des entreprises. L’entreprise, siège de l’emploi et de l’investissement, moteur de la consommation et développeur d’épargne.

Il y a aujourd’hui une sorte de consensus tacite qui passe au-dessus des différences partisanes : non, ce n’est pas l’État qui va stimuler la demande pour créer des richesses, n’en déplaise à nos régiments de colbertistes. Même les syndicats finissent par s’y plier. Ils contestent, se plaignent qu’il n’y a pas assez de contrepartie, que c’est un cadeau au patronat, mais il n’y a pas de critique radicale de logique de fond, ni de réponse du type « on s’en sortirait mieux en nationalisant, en recrutant plus de fonctionnaires ».

On ne peut pas non plus avoir raison contre tout le monde. L’Europe se construit autour de l’entreprise, des principes de libre-échange et de libre concurrence. Et l’idée que l’on ne peut pas distribuer une richesse que l’on n’a pas créé fait son chemin.

Sur le long terme, il y a trois facteurs de création de richesse : une énergie pas chère, du progrès technique et une démographie porteuse.

Sur un marché mondialisé, les gaz de schiste vont contribuer à maintenir les coûts de l’énergie. La démographie de la France est un atout incontestable, notamment comparée à celle de l’Allemagne. Le véritable enjeu est donc de retrouver du progrès technique, de libérer l’innovation. Il faut pas mal de courage pour financer de la recherche, sans savoir sur quoi ça va déboucher.

L’atout démographique n’est pas utilisé. Notre jeunesse est un formidable levier d’activité. Mais le chômage des jeunes neutralise complètement cette carte à jouer. Nous favorisons la baisse des charges pour stimuler les embauches. Il faudrait sans doute mettre plus l’accent sur l’employabilité, et se poser la question de l’efficacité de notre système scolaire. L’apprentissage ne se développe pas depuis des décennies.

La croissance enfin doit être cadrée par des lois vertes. Et j’espère que l’écotaxe sera rapidement mise en place.

Voilà, voilà.

Nouvelles du 17 mars 2014

Après un épisode printanier précoce et ensoleillé, les capteurs de particules fines – notoirement cancérigènes – voient rouge dans nos grandes villes, fruit de décades d’inconséquence politique.
Et la Crimée nous refait un schisme. Cette charnière eurasienne n’a jamais su de quel côté pencher.

Parler sa race à la France.

« On y est y allé la semaine dernière. »

« J’ai rendez-vous au coiffeur. »

« C’est le tee-shirt à Michel. »

« Il est parti à l’aréoport. »

« Et là, elle fait éruption dans la pièce. »

« Comme ça, on est tous sur le même pied d’escale. »

« J’ai toujours été cinophile. J’y vais au moins une fois par semaine. »

« Non mais voire même beaucoup plus. »

« Attends faut que j’m’arrête faire de l’essence quêque part. »

« Si vous voulez mon avis, moi, personnellement, au jour d’aujourd’hui… »

« Parce que t’es dans la com’, tu t’la pètes plus haut que ta tête. »

« Si j’aurais su j’aurais jamais été. »

« Attends, refais montrer des fois qu’j’ai mal vu ? »

« Je sais plus du tout où c’est que j’l’ai mis. »

« J’ai direct vu qu’ils étaient bourrés, les mecs. »

« Malgré que c’est mon pote, ça se fait trop pas, quoi ! »

« J’sais pas c’est qui. »

« C’est l’immeuble qui est juste en face la Poste. »

« On commémore son anniversaire demain ! »

« Vous n’êtes pas sans ignorer loin s’en faut… »

« Je sais qu’est-ce que j’ai à faire. »

« C’est qui qui en reveut ? »

« J’ai mal à mon ventre. »

« Tiens donne-moi le s’il te plaît. »

« J’te l’dis tout net, c’est pas moi qu’a ton ciseau. »

« Tu sais quand est-ce que c’est qu’vous partez ? »

« C’est laquelle qu’est la mieux ? »

« Vous disez quoi ? »

« Si j’te dirais ça, tu l’prendrais comment ? »

« C’est fou comme ils parlent mal. Ils voyent pas qu’ils passent pour des cons ? »

Sonate olympique

Les sports demandent des qualités dont, enfant, je ne disposais pas. Au grand dam — qui se prononce « dan » bazar de crotte, mais pourquoi tant de médiocrité et d’approximation partout ? — de mes parents, qui me répétaient les quelques bribes que l’enseignement académique de la philosophie antique dans le contexte bien connu de la fin des années soixante leur avait laissé, soit dans les grandes lignes « Mens sana in corpore sano », bien qu’en fait cette citation fait plus écho à la dualité de l’être qu’à la nécessité de faire du sport et mener de grandes études pour réussir sa vie, je n’en trouvai aucun qui finît par me seoir. C’est pourtant bien dans ce registre post-aryen de la quête éternelle de l’Übermensch — je force sans doute le trait — que mes parents insistaient pour que je les essaie, tous.

L’expérience du football fut un désastre complet. Les vestiaires du stade communal étaient froids et humides. Et leur odeur à la fin de l’entraînement illustrait l’abondance d’une vie bactériologique débridée. Mettre les lacets de ses chaussures à crampons était un défi conçu par un maniaque tachypsychique : ces lacets étaient beaucoup trop longs. Même en faisant des doubles nœuds, on marchait dessus. Alors il fallait faire plusieurs fois le tour de la chaussure, entre les crampons, pour les enrouler avant de faire un nœud. C’était kafkaïen déjà en soi, rien que ces lacets. Sur le terrain, c’était vraiment du grand n’importe quoi. Dès que tu as le ballon, il y a quatre joueurs qui crient et répètent : « Là ! Ici ! A moi ! Envoie ! », dont un membre de l’équipe adverse qui a bien compris que je ne serais jamais une grande menace pour leur score. Le plus étonnant au football, ce sont les lois et les sanctions. Les lois, si on ne les respecte pas, ce n’est pas très grave. En ce qui me concernait j’étais soucieux avant tout de respecter les règles, toutes les règles. Et je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi j’étais le seul. Je me suis donc fait bousculer, charger, tacler sans que l’arbitre ne sifflât jamais de coup franc. Ce sport, c’était vraiment n’importe quoi.

Je découvrirai avec émerveillement dix ans plus tard le bonheur du rugby où l’engagement physique est réglementairement obligatoire. Je m’y sentirai enfin dans mon élément.

Je pratiquai également le judo quelques années. Il m’en reste deux souvenirs. Celui de me faire écraser par le professeur et son quintal quand je devais servir de cobaye pour les séances pédagogiques, où mes camarades apprenaient que hongesakatame n’avait pas l’air très agréable. Étonnamment, malgré l’hypoxie et les réflexes grimaçants, ces moments d’asphyxie n’était pas douloureux. Et puis il y a aussi l’étrange souvenir de ces positions inconfortables où, sport mixte oblige, mon adversaire lâchait un « Aïe ! Tu m’écrases la poitrine ! ». C’est très troublant, à l’adolescence. Un mélange de désolé, ah mais euh, comment ?, ah oui, hé hé, hou, mais c’est vrai dis donc, je n’y avais jamais vraiment prêté attention, tu es dans quelle classe déjà ?, je peux t’inviter à une boum chez un copain samedi ?

Le tennis, ce fut n’importe quoi. La balle ne partait simplement pas du tout dans la bonne direction. Pour peu que j’aie réussi à la rattraper. Et en plus, il faut aller les chercher très loin quand elles passent au-dessus du grillage. Le supplice.

L’athlétisme fut une humiliation répétée, complète, définitive. Tout le monde courait plus vite, sautait plus haut, lançait plus loin que moi. Y compris la plupart des filles. Pour lesquelles je ne serai plus jamais que ce rogaton non darwinien avec qui toute forme de tentative de reproduction sexuée serait à tout jamais proscrite.

Mon père était accro au jogging. Je tentai quelques fois de lui emboiter le pas. Cette impression d’avoir la trachée artère réduite était des plus désagréables. Et tout ce mucus qui m’envahissait la bouche. Et les points de côté. Yeurk.

La voile sur cours d’eau douce était une activité ennuyeuse mais qui avait étrangement le statut d’activité sportive. Je n’ai jamais eu l’intuition des vents, du réglage des voiles, de leur inclinaison, de l’angle de barre. A vrai dire, je m’en moquais pas mal. J’étais obnubilé par le clapotis, la risée, le rat musqué, l’aspic, le roseau, les mécanismes des écluses, le fonds vaseux, les lentilles, les algues, les poissons morts qui flottaient à l’envers, quand l’océan remontait le fleuve lors des grandes marées, la constitution de mon gilet de sauvetage, la conception de nos sifflets de secours, la spumosité brownienne des remous laissés par le moteur hors-bord de l’embarcation gonflable du moniteur, le temps qui passe, l’heure du goûter qui approche, une barre de céréale et de l’eau aromatisée au sirop grenadine, gardés au chaud dans les vestiaires où des toiles d’araignée couvraient les murs de rondins de bois dont le goudron de protection bavait en d’odorantes coulées tachantes.

Le piano, évasion, plaisir, réconfort, restera la seule discipline dont je ne cesserai la pratique, commencée à l’âge de cinq ans chez une professeure douce, petite, bouclée, fort myope, accompagnée d’un terrier écossais mieux élevé qu’un entier du Cadre Noir, dans sa maison basse des marais au nord du village, mal éclairée, couverte de tapis, de vieux meubles cirés, de coussins bariolés, et de sourires complices.

Novicité nocive

Pendant les vacances de l’été 2000, j’ai vécu une expérience rare.

J’étais en Espagne avec ma tout juste femme, parti planer en parapente dans les vallées des Pyrénées aragonaises. Après trois années de pratique occasionnelle, une semaine par an près du col du Tourmalet, nos moniteurs nous sentaient prêts pour le grand saut – et ce n’est pas peu dire. Côté espagnol, le sud de la chaîne pyrénéenne présente la particularité de faire face à l’ample plaine de l’Èbre. En fin de journée, la chaleur accumulée par le sol est restituée à l’atmosphère plus frais, entraînant l’apparition de courants d’air chaud ascendants qui lèchent les flans des premiers contreforts de la Sierra de Guara. Les vautours poussés par leur instinct de préservation de l’énergie les utilisent alors pour prendre de la hauteur à moindre effort.

Cela faisait plusieurs jours que nous ne pouvions pas voler : pluie, vent ou visibilité réduite. Nous logions dans un refuge à Ainsa et avions fini d’épuiser toutes les possibles de distraction : randonnées, VTT, etc. Nous avions accumulé beaucoup d’amertume météorologique.

Quand enfin les conditions étaient réunies, nous nous sommes préparés, au bout d’une avancée herbeuse en pente douce. Au bout de cinq enjambées, le rectangle de la voile de mon parapente était gonflé, déployé au-dessus de ma tête. Immédiatement je décollai, aspiré à la verticale par des torrents d’air indomptables. En quelques instants je dépassai les premiers cols, puis les premiers sommets. Les plaines ensoleillées m’apparurent. Puis je volai enfin plus haut que tous les sommets environnants. Angoisse et fascination.

Se pose ensuite la question du retour, toute vie prolongée en altitude n’étant pas envisageable sur le long terme, même si, à la fin, comme dirait Keynes, nous sommes tous morts. Certes. Pour perdre progressivement de l’altitude, les parapentistes utilisent la technique des « oreilles » : en tirant suffisamment sur les suspentes, les caissons de chaque bout de la voile se replient. La surface de portance est diminuée. La descente commence. Longue descente, l’air chaud ne cessant de nous entraîner loin du sol. C’est vraiment dans ces moments que le temps se dilate. Les secondes ralentissent. L’éternité n’est qu’un concept inutile que l’on développe par extension de durées perceptibles. J’étais dans un moment d’extension. Les suspentes ont fini par couper la circulation du sang dans mes mains. La striulation de la pulpe de mes phalanges intermédiaires étirait le présent –je portais des sacs chargés d’acquisitions vestimentaires toute une après-midi de shopping. Le temps devenait plus épais. Mes pensées étaient concentrées comme un jus de viande sur l’essentiel, le but proche, la croix au centre de ma cible : atterrir. Une première étape fut de redescendre sous le niveau de la crête montagneuse. Même si l’effet Venturi y accentuait l’effet des brises thermiques, c’était fait. Plus rapidement, j’arrivai à la hauteur des cimes d’un groupe de peupliers. Sous leur vent. Quand je réalisai qu’enfin j’allais toucher terre, me désincarcérer de mon matériel et, après une descente nauséeuse de virage et de fumées pétrolières à l’arrière d’une camionnette inconfortable, m’allonger sous les amandiers et m’assoupir mais pas vraiment, sous perfusion acoustique de l’incessant crissement des cigales, ma voile ne me portait plus. À deux étages de haut, les turbulences derrière les peupliers avaient dégonflé ma voile, me laissant à la merci de la gravité. Les jambes ballantes depuis trop longtemps, je n’avais sans doute plus l’énergie – et encore moins l’entraînement – pour amortir convenablement l’impact. Le choc sur le cul fut électrique. La douleur fut instantanée et brève et se propagea jusque dans mes orbites oculaires. Pendant un cours instant, je ne pouvais plus respirer. Mon tronc était tétanisé. J’entendais dans ma radio : « Fais signe si tout va bien ». Le groupe était à une centaine de mètres de là, en train de replier les voiles. Non, ça n’allait pas très bien. En ne faisant pas signe, j’appelais à l’aide, et me retournai sur le dos, comme une tortue à l’agonie. Les orteils. Je pouvais les remuer. Rapidement, je suis rassuré. Mais toujours le souffle coupé, et le tronc secoué de tremblements, tous les muscles contractés. « Ça… va… ça… va… » répétai-je en boucle.

La suite fut difficile pour mon admirable femme, qui se retrouva avec un mari allongé dans un pré aragonais, des vacances sur la côte cantabrique à annuler, des compétences hispanophoniques à peine utiles pour enjoindre un groupe d’amis d’aller à la plage et une Peugeot 106 Diesel version 1994 – bien entendu sans climatisation (l’option coûtait un mois de salaire à cette époque) avec quand même un lecteur de cassette audio et un accessoire fabuleux qui imitait la forme d’une cassette et qui pouvait retranscrire le son en sortie d’un lecteur de CD portable en signal lisible par la tête de lecture d’un magnétophone – en plein juillet 2000.

Cela commença par un parcours épique dans les lacets pyrénéens à vive allure, toute sirène dehors. Les ambulanciers aragons n’ont pas à rougir des qualités de pilotage requises pour un rallye automobile de niveau mondial. À l’hôpital de Barbastro, nous fûmes séparés un long moment, le temps que mon dos soit radiographié. Pour éviter tout mouvement de ma colonne vertébrale, plutôt que de me les enlever normalement, les infirmières découpèrent mes vêtements aux ciseaux. Elles donnèrent les lambeaux à ma femme qui, déjà inquiète de niveau 7.3, se décomposa un peu plus. Nous nous retrouvâmes ensuite dans une salle de passage, entre des personnes âgées intubées et des patients qui râlaient de douleur. Le soir venait, la nuit tombait, les médecins ne se prononçaient toujours pas. Ce n’est qu’à la nuit tombée que le premier diagnostic était annoncé : il n’y a rien de grave pour le moment. « Mais il pourra marcher ? » répétait ma femme en boucle. Je crois que l’on pouvait voir ses cheveux tomber. La terreur avait trouvé un visage à dominer. Les infirmières qui ne parlaient pas autre chose que leur belle langue ibérique n’étaient de plus pas aptes à répondre à ces questions. Elles restaient aussi évasives que possible, creusant plus encore les traits de ma femme épuisée.

Le lendemain en fin de matinée, un médecin français d’Europe Assistance arriva, enfin. Un médecin bien détendu, qui en avait vu d’autres. Il nous rassura, nous expliqua tout, nous montra les radiographies. « D12 et L2, là, vous voyez ces fissures ? » Deux vertèbres fracturées, et des disques intervertébraux ratatinés. Des ambulanciers me mirent dans une coque gonflable : je ne pouvais plus bouger, rien. Le rapatriement fut long, éternel. D’abord en ambulance, de Barbastro à l’aéroport de Barcelone, d’où j’écris encore aujourd’hui, quatorze ans plus tard. Puis en avion jusqu’à Orly. Enfin, je crois, je sais plus. Et puis encore en ambulance. On me déposé sur mon lit, à Sceaux, en banlieue parisienne, aux alentours de minuit. Ma femme venait d’arriver elle aussi, près de La Rochelle, en voiture, toute seule, à une période de la saison estivale que Bison Futé ne conseillerait même pas à une horde de caravanes néerlandaises.

Le reste, c’est un mois de corset de contention, dont deux semaines complètement alité décomptés de mes congés payés, avec injection d’anticoagulant dans le gras du ventre tous les jours par ma grand-mère. Ce ne fut pas si terrible. J’ai une très grande propension naturelle à ne rien faire du tout.

Le plus étonnant est que je n’en ai pour le moment aucune séquelle physiologique.